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TRIBUNE : La Justice des enfants et des adolescent.e.s en question.
Lors des débats parlementaires sur le Projet de Loi Programmation Justice, la Garde des Sceaux a déposé un amendement de dernière minute visant à obtenir une habilitation pour réformer la justice des enfants par voie d’ordonnance et rédiger un code pénal des mineurs.e.s. L’amendement a été adopté le 23 novembre 2018.
Il n’y aura donc pas de débats parlementaires, ni de discussions au sein de la société civile à propos d’un sujet aussi sensible et essentiel : celui de notre jeunesse, dont pour une partie, en grande difficulté. Il s’agit d’un passage en force aux dépens d’un véritable débat démocratique inscrit dans le temps et d’une concertation la plus large possible.
Si la Ministre affirme qu’elle ne touchera pas aux « principes essentiels », elle souhaite rendre la justice des enfants plus efficace en termes de célérité et de réponses pénales, laissant ainsi entendre qu’actuellement la justice des enfants serait lente et indulgente.
Si l’exploitation politique et médiatique de faits divers concernant des enfants et adolescent.e.s laisse croire que cette justice manque de réactivité et de sévérité, nous affirmons, nous, historiens, historiennes, sociologues, juristes, chercheurs, chercheuses, pédopsychiatres, professionnels de la justice (juges des enfants, équipes éducatives, avocat.e.s), ancien.ne.s jeunes pris en charge par les institutions judiciaires, membres d’organisations, associations et de collectifs en lien avec la jeunesse, acteurs et actrices du monde culturel et social, citoyens, citoyennes (…) que cette idée est fausse. Tandis que la délinquance juvénile n’a pas augmenté depuis 15 ans, le nombre d’enfants privés de liberté n’a jamais été aussi élevé en France que depuis ces deux dernières années.
Sur le plan pénal, la justice des enfants est actuellement régie par l’ordonnance du 2 février 1945, issue du Conseil National de la Résistance. Dans son préambule, cette ordonnance précise que « La France n’est pas assez riche de ses enfants pour en négliger un seul » et repose sur le principe fondateur de la primauté de l’éducatif sur le répressif. Depuis 1945, ce texte a été largement modifié, dont certains articles plusieurs fois. L’empilage législatif rend aujourd’hui la justice des enfants chaque fois plus répressive, expéditive et tend à la rapprocher de plus en plus de celle des majeur.e.s.
L’enfance, l’adolescence, le passage à l’âge adulte sont des périodes fragiles, complexes, et, en fonction de l’histoire, de la problématique et de la personnalité de chacun.e, nécessitent de la bienveillance, du temps et des moyens. Une justice protectrice et émancipatrice passe par la construction de relations éducatives et d’expériences sociales suffisamment étayantes pour permettre la sortie de délinquance.
Or actuellement, les réponses apportées à la délinquance des mineur.e.s sont de moins en moins éducatives et aidantes pour ces enfants.
Au fil des années, les mesures de contrôle se sont de plus en plus substituées aux mesures éducatives, les mesures d’évaluation sont remises en question, le sens du placement a été modifié. Avec les créations de centres fermés supplémentaires prévues par le projet de loi de réforme de la justice, actuellement discuté au parlement, ceux-ci deviendront en 2022 plus nombreux que les lieux d’hébergements classiques. Parallèlement, le placement diversifié, en famille d’accueil ou en semi-autonomie est menacé de fermeture. La philosophie du placement s’est profondément modifiée passant d’une mission de protection à une visée coercitive. Les solutions d’insertion proposées sont devenues des mesures d’occupation, qui prennent moins en compte le projet de l’adolescent.e que la nécessité de mettre un terme à leur parcours de rupture scolaire.
Si l’ordonnance du 2 février 1945 doit être réformée, l’empilement législatif lui ayant fait perdre tout son sens, nous pensons qu’il est essentiel de revenir à la philosophie générale du texte d’origine. Il est important de rappeler, sans angélisme, qu’un ou une jeune qui commet un acte de délinquance est avant tout un enfant en danger. En cela, la rédaction d’un code pénal spécifique pour mineur.e.s viendrait inévitablement remettre en cause cette notion primordiale en réduisant l’adolescent.e à son passage à l’acte.
La justice des enfants, pour davantage d’« efficacité », a surtout besoin de moyens. En effet, si certain.e.s adolescent.e.s attendent parfois plusieurs années pour être jugé.e.s, c’est essentiellement parce que les tribunaux n’ont pas les moyens humains et matériels, suffisants pour fonctionner et non pas parce que la procédure serait par essence trop longue. De plus, comme l’ont dénoncé récemment plusieurs tribunaux pour enfants, certaines mesures éducatives prononcées par les juges restent en attente plusieurs mois et deviennent parfois caduques avant même que l’enfant ait pu rencontrer un ou une professionnel.le. Derrière ces listes d’attente, il y a, en effet, des enfants et des adolescent.e.s qui ont avant tout besoin d’un accompagnement éducatif et/ou psychologique qui leur permettent de se structurer, de mûrir, d’apprendre de leurs erreurs, de prendre ou reprendre confiance en eux/elles. Lorsque ces adolescent.e.s ne sont pas accompagné.e.s, leurs situations sociales, scolaires, psychiques, familiales continuent, trop souvent, de se dégrader, parfois de façon inéluctable. Enfin, lorsque les mesures deviennent effectives, les services éducatifs manquent également de personnels et d’outils (lieux diversifiés de placement, d’insertion…) pour proposer un accompagnement adéquat à ces enfants et adolescent.e.s.
Actuellement, trop de moyens sont dévolus à l’enfermement aux dépens de la protection de l’enfance dans son ensemble.
Dans ce contexte, l’ordonnance de 1945 ne doit pas être réformée sans débat, sans prise en compte des besoins réels des adolescent.e.s accompagné.e.s et des professionnels, sans retour à une philosophie bienveillante, protectrice et émancipatrice et sans une réelle redistribution des moyens en ce sens.